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« Le feu suggère le désir de changer, de brusquer le temps de porter toute la
vie à son terme, à son au-delà. Alors la rêverie est vraiment prenante et dra-
matique ; elle amplifie le destin humain ; elle relie le petit au grand, le foyer
au volcan, la vue d’une bûche et la vue d’un monde. L’être fasciné entend
l’appel du bûcher. Pour lui la destruction est plus qu’un changement, c’est
un renouvellement. »
Gaston Bachelard, Psychanalyse du Feu, 19381
L’amitié qu’Amandine Guruceaga voue au feu prend naissance dans la contemplation
du four utilisé par ses parents, émailleurs sur métaux de profession. Se dessinent en
creux certains fondamentaux de sa pratique : l’observation des gestes et techniques
artisanales ; l’apprivoisement du modelage de la matière, avant qu’elle ne soit léchée par
les flammes ; l’appréciation des variations chromatiques des émaux, appliqués en gestes
picturaux, puis fondus ou vitrifiés. Guruceaga contourne, depuis, l’apparente immuabi-
lité des matériaux par le biais de divers savoir-faire ancestraux et de procédés plastiques
expérimentaux qu’elle a imaginés.
La résilience opère comme une matrice et trouve une triple acception dans son œuvre :
celle de la résistance d’un matériau après un choc (on parle de coefficient de résilience)
; celle, par extension dans le champ écologique, d’un système vivant à résister à des
perturbations et à revenir à l’équilibre ; enfin, la capacité psychologique à rebondir
(à l’étymologie même du mot, du latin salire — sauter), à dépasser ou survivre à un
traumatisme.
Guruceaga s’est ainsi passionnée pour les plantes pyrophytes – dont la particularité est
de résister ou tirer profit des incendies pour se reproduire.
Tandis que des espèces comme le chêne liège ou le séquoia géant se protègent grâce
à l’épaisseur de leur écorce, pour d’autres, à l’image des cistes ou du pin d’Alep, la
germination sera favorisée par la chaleur extrême. L’eucalyptus est un cas unique : il
produit des vapeurs inflammables qui favorisent la combustion, et conserve à l’issue
de l’embrasement son hégémonie territoriale. Ces diverses stratégies de résistance ou
d’adaptation au feu ont constitué un terreau de réflexion pour l’artiste, qui adopte, dans
son engagement politique et environnemental, une posture tournée vers l’exploration
des réponses contemporaines et ancestrales — comme le brûlage préventif pratiqué par
les peuples autochtones — face aux ravages du réchauffement climatique.
Ainsi dans Fuegophillia, le feu sort du foyer pour dévorer le paysage et le féconder.
Cette ambivalence se traduit par des compositions picturales alliant des tissus teints
et tendus sur châssis au cuivre ou laiton brûlé. This Fire That Licks the Landscape, qui
s’étend sur plus de deux mètres, s’offre comme une plongée ambiguë dans un paysage
crépusculaire dominé par le rouge cramoisi, le vert tilleul, le rose fuchsia et le cuivre
roussi, déployés sur une étendue bleu céleste délavée. Les sculptures invoquent la ferti-
lité par des graines aériennes, conçues à partir de textiles gonflés de mousse expansive,
disproportionnées, presque exagérément dilatées dans l’espace habituellement réservé
aux branches. Les troncs noirs qui les soutiennent sont en PVC recyclé et modelés à
chaud à leur sortie de l’extrudeuse. Guruceaga contorsionne leur texture caoutchou-
teuse et reptilienne, rappelant l’image sinistrement contemporaine d’une roue de véhi-
cule fondue sur le bitume. Graines (fleurs ou fruits) et troncs sont reliés par des bandes
de tissu ou des cordes suspendus, créant une esthétique d’assemblage qui évoque un
corps en rémission. L’artiste emploie d’ailleurs dans ses titres un champ lexical chirurgi-
cal et biologique : La Greffe, 3 Embryos Fire, 2 cœurs 2 nœuds.
C’est dès lors vers une éthique de la sollicitude que Guruceaga oriente son geste –
attentive à privilégier l’emploi de matériaux issus de la récupération ou recyclables – y
compris lorsqu’ils sont d’origine synthétique. Dans des conditions de vie de plus en
plus extrêmes, les œuvres de Fuegophillia provoquent un contraste d’une intensi-
té presque hallucinatoire entre puissance vitale et anéantissement. La composition
musicale immersive du groupe de rock psychédélique français Moodoïd, conçue pour
l’exposition, agit comme un liant vibratoire entre les œuvres, tissant une transe sonore
à la fois expérimentale et fantasmagorique. L’état d’alarme permanent et la rêverie
devant le feu forment une cohabitation archaïque qui soumet pourtant notre espèce
à certaines limites de soutenabilité. Au large, cette même tension habite l’horizon – le
miroitement méditatif des vagues de l’anse de Malmousque venant se briser sur le
rocher des Pendus.
Clara Darasson
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